Les peintures d’Edward Hopper sont devenues des symboles de la période de confinement

Les peintures d’Edward Hopper sont devenues des symboles de la période de confinement

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© Edward Hopper

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Par Lise Lanot

Publié le

Redécouverte du travail d'Edward Hopper à la lumière d'une période de confinement.

Tandis que le monde de l’art se plie en quatre pour continuer, pendant le confinement, à abreuver les populations de contenus culturels contemporains (qu’il s’agisse de visites virtuelles, de cours de photo en ligne ou de coloriages artistiques), de nombreux·ses amoureux·ses de la peinture se tournent vers un artiste phare du XXe siècle : Edward Hopper.

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Les scènes solitaires, intemporelles et silencieuses du peintre américain sont remises au goût du jour en ces temps de confinement forcé. L’occasion semble toute trouvée pour se pencher sur l’œuvre du maître à la lumière des circonstances actuelles.

Des protagonistes isolés

33 ans après sa mort, on retient du travail d’Edward Hopper une myriade de travaux présentant des sujets seul·e·s, à l’instar de Compartiment C, voiture 193 (1938), Bureau dans une petite ville (1953) ou encore Motel à l’Ouest (1957). Le peintre réalise des scènes qui semblent tirées de films. La superficie de sa toile devient un champ de caméra, lui permettant de jouer avec des notions de cadrage qui accentuent l’autarcie de ses personnages.

“Automate”, 1927. (© Edward Hopper)

La table à laquelle est assise la jeune femme seule d’Automate (1927) n’est pas centrée au milieu du tableau. L’artiste a décalé le point de vue de façon à ce que l’on imagine le café possiblement plein, sans qu’on ne puisse distinguer d’autres client·e·s autour d’elle. La femme est volontairement mise à distance du reste du monde, comme le soulignent son expression soucieuse et son chapeau, dont les bords la protègent du monde extérieur.

Alors qu’il n’était encore qu’illustrateur de presse, le jeune Hopper traitait déjà de thèmes qui allaient nourrir son œuvre à venir. Quelques différences résident cependant entre ses premiers dessins publiés et la suite de son œuvre, relève Ivo Kranzfelder, auteur d’un ouvrage (édité par Taschen) dédié à l’artiste américain.

Dans une de ses illustrations datant de 1924, Edward Hopper dessine par exemple une œuvre légendée mettant en scène deux jeunes filles assises sur un lit qui discutent. “J’ai bien peur, dit-elle en me regardant maintenant en face, que la toux de Shady soit plus qu’une simple toux”, peut-on lire. Cette “communication réciproque entre deux êtres humains” sera ensuite “prohibée”, précise Ivo Kranzfelder, dans l’œuvre “artistique” d’Hopper. Cette transition dans l’angle de travail du peintre l’amènera vers ses toiles les plus célèbres, dont l’isolation et la distance sociale et mentale des sujets sont des thématiques particulièrement cruciales.

“Cage d’escalier au 48 rue de Lille à Paris”, 1906. (© Edward Hopper/Whitney Museum of American Art)

Un lien ténu avec le monde extérieur

Le peintre intègre à ses scènes la présence d’un monde extérieur grâce à des motifs récurrents : un rideau soulevé par le vent, des fenêtres, la lumière du soleil, des maisons voisines… L’attente et le silence propres à la réclusion sont soulignés par la représentation d’espaces transitoires. Une porte ouverte ou un escalier vide signifient également, pour Ivo Kranzfelder, “le passage d’un état à un autre, de l’intérieur vers l’extérieur, du haut vers le bas, de la civilisation vers la nature, du monde réel vers un monde transcendant”.

Qui dit absence d’un monde extérieur ne dit cependant pas absence de l’extérieur ou de la foule. Même lorsqu’il peint des lieux publics peuplés, Edward Hopper parvient à isoler ses personnages dans une vie intérieure riche. Preuve en est, l’un de ses tableaux les plus célèbres, Soir bleu (1914), montre, au milieu d’une terrasse remplie lors d’un soir d’été, un clown blanc au regard baissé, au milieu de sombres silhouettes. La tradition picturale qui rapproche la position du clown, du bouffon à celle de l’artiste, donne à voir le sentiment de mise à l’écart ressenti par le clown. Ce dernier n’est cependant pas le seul à vivre sa solitude devant nos yeux.

“Soir bleu”, 1914. (© Edward Hopper/Whitney Museum of American Art, New York)

À mieux y regarder, on se rend compte que les client·e·s qui l’entourent sont aussi seul·e·s que lui : un officier, dos au public, fixe une prostituée ; un couple de bourgeois, assis à la même table, ne se regarde pas, chacun est perdu dans ses pensées ; tout comme deux hommes au béret vissé sur le crâne, cigarette au bec.

Le public mis à distance

Si les sujets imaginés par Edward Hopper sont représentés dans toute leur solitude, l’impression d’isolement qui se dégage de ses œuvres est accrue par la mise à distance du public, relégué au statut de voyeur, qui ne parvient jamais à entrer en connivence avec les femmes et les hommes peints. Les modèles postés face à leurs fenêtres partagent rarement leur vue avec le public et, si c’est le cas, c’est l’intimité de leur intérieur qui reste inaccessible. Il en va de même lorsque le protagoniste lit une lettre, dont le contenu nous demeure interdit :

“Le spectateur s’efforce de prolonger virtuellement l’espace du tableau jusque dans le sien propre. Il devient élément constituant du tableau, lequel tend en même temps à l’exclure. Ainsi, se crée un singulier phénomène de distance et d’aspiration qui fascine et gêne à la fois dans les tableaux d’Hopper”, écrit Ivo Kranzfelder. 

“Onze heures du matin”, 1926. (© Edward Hopper/Hirschhorn Museum)

Une solitude collective et moderne ?

Séparés dans le monde extérieur, les sujets d’Edward Hopper partagent leur solitude – de la même façon que notre confinement actuel peut être conforté par le fait qu’il est vécu de façon collective. Bien que solidement ancrée dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, l’œuvre d’Edward Hopper trouve des échos à chaque nouvelle génération, pour peu qu’on accepte de gloser autour de son travail.

La ritournelle des motifs des fenêtres et de la scène de spectacle (Cinéma à New York, 1939 ; Girlie Show, 1941 ; ou 1er rang d’orchestre, 1951) rappelle nos écrans ouverts sur d’autres mondes, d’autres intérieurs, sans que nous ne puissions jamais y entrer totalement ou que nous soit montrée toute leur réalité.

“Oiseaux de nuit”, 1942. (© Edward Hopper/The Art Institute of Chicago)

Dans son étude Déclin et fin de la vie publique publiée dans les années 1970, le sociologue Richard Sennett théorisait le “paradoxe de l’isolement dans la transparence”, soit la dualité compatible de ce qui isole et sépare en même temps. Ce paradoxe est particulièrement visible dans les fenêtres et les vitres qui figurent dans les toiles d’Edward Hopper, emblèmes anciens des écrans actuels qui nous rapprochent et nous éloignent, en cette période de confinement.

Seule différence notable peut-être, les personnages sortis de l’imagination d’Hopper, parfois entourés physiquement, prennent la décision, sur la toile, de rester seuls et confinés dans leur monde intérieur. Quant à nous, malgré un isolement physique avec le monde extérieur, nous n’avons jamais été autant entouré·e·s à travers nos écrans et leur semi-transparence.

“Cinéma à New York”, 1939. (© Edward Hopper/MoMa)

“Chambres au bord de la mer”, 1951. (© Edward Hopper/Yale University Art Gallery)

“Gas”, 1940. (© Edward Hopper/MoMa)

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